Altermondialisme, mouvements sociaux, FSM : défis, contradictions, perspectives
Par Pierre Beaudet
Le FSM a été un processus ambitieux qui a réellement marqué l’évolution des mouvements populaires dans plusieurs régions du monde ces dernières années. Durant ces huit ans, des avancées spectaculaires ont permis au FSM de construire un réel espace de réflexion et de dialogue impliquant des centaines de milliers d’organisations en ouvrant toutes sortes de perspectives. Parallèlement, le processus du FSM a facilité la mise en place de mécanismes de coordination entre plusieurs secteurs du mouvement populaire. Bref tout cela représente un indéniable succès. Pour autant il importe aujourd’hui de réévaluer la situation à la lumière non seulement des perspectives et des contraintes des mouvements populaires, mais aussi dans le contexte de la crise actuelle du capitalisme. Ou, devrait-on dire, la « crise des crises », qui change les données d’une manière assez radicale.
Quelques notes sur la « crise des crises »
Plusieurs travaux ont récemment abordé la « crise des crises », notamment ceux de Samir Amin, François Houtart, Walden Bello, Robert Brenner, Michel Husson et de plusieurs autres. Loin d’être une « simple » crise financière, la tempête actuelle est une crise « d’accumulation », reflétant l’épuisement d’un « modèle » mis en place depuis trente ans (le néolibéralisme). La crise est également un reflet de la compétition en cours (contradictions inter-impérialistes), entre un empire déclinant (les États-Unis) et l’émergence de nouveaux pôles capitalistes, encore trop ambigus pour s’imposer (Union européenne, Chine, notamment). Face à cela, les dominants tentent de reprendre l’initiative contre les dominés, en leur faisant accepter (hégémonie), ou en leur imposant (coercition) une « sortie de crise » qui permettrait la relance de l’accumulation. De toute évidence, ce processus sera laborieux, difficile, complexe.
Quels modèles de « sortie de crise » ?
Le capitalisme sous sa forme néolibérale a permis une formidable relance de l’accumulation capitaliste depuis les années 1980. La financiarisation, le démantèlement partiel du filet de sécurité sociale, la délocalisation des segments à forte intensité de main d’œuvre vers les nouveaux « ateliers » du monde ont permis une formidable explosion de l’accumulation. Aussi devant la crise actuelle, le réflexe des dominants est de « réparer » ce mode en en éliminant les travers les plus criants. Dans leur optique (comme on l’a constaté au sommet du G-20 à Londres, il s’agit d’une nouvelle « régulation » qui devrait permettre de « nettoyer » les institutions financières (qui ont l’ascendant dans le modèle actuel). Bref, d’éliminer les actifs « toxiques » et les pratiques « prédatrices ». Ce nettoyage devra être toutefois financé par les classes populaires, immédiatement (hausses de taxes et coupures de services) et à long terme (la dette), ce faisant, en érodant encore davantage ce qui reste du modèle keynésien. Le « laboratoire » de cette opération est évidemment dans l’épicentre du système, soit aux États-Unis, où le gouvernement fédéral vise à refinancer les banques tout en imposant aux classes moyennes et populaires de sombres coupures dans leurs conditions de vie et de travail, présentées comme le seul moyen de sauver leur emploi.
Rivalités inter-impérialistes
Les dominants en Chine, dans les pays émergents et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ne sont pas tout à fait d’accord avec cette sortie de crise qui permettrait aux États-Unis de perpétuer leur domination (notamment via leurs institutions financières et le maintien du dollar américain comme monnaie de référence mondiale), et ce, sans procéder aux « réformes » qu’ils ont eux-mêmes imposées au reste du monde durant les années 1980-90 (l’ajustement structurel). Le non-consensus au sein des dominants porte donc sur la stratégie de sortie de crise, mais aussi sur le leadership et la cohérence de l’ensemble du système maintenue depuis 1945 sous l’égide des États-Unis. L’Union européenne voudrait en plus d’imposer aux États-Unis de financer leur propre crise (via une dévaluation sans précédent de leurs actifs et des revenus), au lieu de la « déverser » sur les autres États à qui on demande de « faire leur part » en s’endettant et en participant au sauvetage de l’économie états-unienne. L’Europe et les pays émergents voudraient également établir une autre architecture mondiale (réforme du FMI et de la Banque mondiale), consolider de forts « blocs régionaux » semi-autonomes (en commençant par l’UE) et revitaliser ONU, notamment pour le maintien de la « paix » (c’est-à-dire la « pacification » des peuples récalcitrants). En bref, accentuer le virage néolibéral quitte à lui trouver des formes « accommodantes », social-libérales.
La guerre« sans fin » reconfigurée
Devant cette impasse, les dominants états-uniens disposent, avec leur indéniable supériorité militaire d’une carte-maîtresse. C’est le résultat des énormes investissements consentis depuis la fin de la guerre froide, qui ont culminé avant même l’arrivée de George Bush au pouvoir (la stratégie dite du « full spectrum dominance »). En clair, il s’agit d’assurer, non seulement la domination états-unienne actuelle, mais l’écrasement des compétiteurs « potentiels ». Sous la présidence Bush, cette guerre « sans fin », « préventive », « unilatérale » a été portée à son paroxysme, suscitant de graves errements tactiques et des échecs retentissants. Mais aujourd’hui avec Obama, on envisage (« realpolitique »), de perpétuer la guerre sans fin sous d’autres formes. La « réorganisation » en cours de l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, l’encerclement progressif de la Russie (en évitant des confrontations inutiles comme en Géorgie l’été passé), la multilatéralisation de cette guerre (avec l’OTAN au centre), sont autant d’efforts consentis pour remettre l’Empire sur les rails et de facto, assurer l’hégémonie états-unienne sur la « triade » et sur une grande partie du reste du monde. Pour arriver jusque là, les États-Unis misent sur le fait que les dominants européens (et japonais) ont traditionnellement accepté, parfois avec réticence, cette subordination [1]. Ainsi pourrait se structurer la « nouvelle » guerre du vingtième-et-unième siècle, contre la Russie, éventuellement contre la Chine, en passant par des confrontations avec de nombreux États « récalcitrants » (le Venezuela, l’Iran, la Corée du nord, etc.). Cette relance de la guerre sans fin ne se fait pas sans la mise de l’avant de nouvelles tactiques et approches et n’exclut pas des négociations partielles, par à coup, comme on le voit avec Obama sur l’Iran par exemple. Mais la substance demeure la même : assurer la subordination des États, petits et grands, aux impératifs de l’Empire.
Pierre Beaudet